Pour une Etnicite Citoyenne
Pour une ethnicité citoyenne
Les concepts des sciences sociales ne peuvent ignorer les mots de tout le monde, mais ils doivent prendre leurs distances à l'égard de ceux-ci et se constituer sur d'autres bases, rigoureuses, précises et pertinentes au regard d'une problématique assumée. La langue française se targue d'être claire, mais l'anglais parfois l'est bien davantage. Ainsi n'existe-t-il aucun mot français équivalent de l'anglais "peoplehood" ou "nationness". Le fait, ou le sentiment, ou l'aspiration à être un "peuple" - si l'on veut bien faire de la polysémie courante de ce mot une arme conceptuelle - n'est ce pas finalement ce que nous nous évertuons à appeler "ethnicité" - importé de l'anglais "ethnicity" - sauf à recourir à des périphrases ? Avec l'immense avantage que donne précisément la neutralité axiologique du mot "peuple" par rapport au vocable lourd d'histoire et d'idéologie qu'est le mot "ethnie". De même le fait, ou le sentiment, ou l'aspiration à être une nation, ce n'est pas la "nationalité", mais la "nationité" - comme l'écrit le traducteur de B. Anderson[1].
Je voudrais dans un premier temps m'interroger sur ces identités collectives, et d'autres, pour réexaminer l'intérêt de la dimension ethnique, notamment pour penser et évaluer la citoyenneté - entendue comme relation et appartenance politiques spécifiques, notamment dans le cadre de la nation. Bien différente donc du juridisme de la nationalité, mais différente aussi de la "civilité" des rapports sociaux.
Ceci pour mieux aborder, ensuite, les modalités d'appréhension, notamment statistiques, de cette ethnicité comme un enjeu de la citoyenneté elle-même, et voir plus clair dans le vif débat qui mobilise statisticiens et démographes à propos du chiffrage des origines.
Ethnicité et identités collectives
L'ethnicité est donc ici considérée comme une appartenance symbolique parmi d'autres, et la sociologie de ces appartenances nous conduit à un examen critique de la pertinence des catégories et des instruments pour les analyser.
Dans la tradition des Weber, Hughes, Barth, notamment, j'appelle ethnique cette appartenance spécifique - fait, sentiment, volonté - qui réfère un groupe à des origines supposées communes, "peu importe qu'une communauté de sang existe ou non objectivement" (Weber), et qui de ce fait instaure dans le groupe et entre le groupe et d'autres semblables des relations spécifiques. Le sentiment ethnique, c'est celui d'être "nous", reliés à nos origines et différents des "autres" et de leurs origines. Certes cette quintescence existe rarement à l'état pur. Elle s'appuie sur et renforce très souvent d'autres appartenances symboliques, avec leurs propres marqueurs : aux premiers rangs desquels se situent les appartenances politique, mais aussi religieuse ou linguistique.
Pour les études ethniques la disjonction entre les traditions sociologique et anthropologique est, plus qu'ailleurs encore, aberrante. Source de handicaps et, pire, de myopie. Car c'est cette disjonction qui permet au sociologue de se limiter à l'institutionnel et à l'étatique, laissant à l'ethnologue l'informel et l'ethnique. A l'un l'Etat-nation et la citoyenneté, à l'autre les sociétés sans Etat, voire sans politique, sinon sans acteurs historiques. Partition impériale et coloniale du savoir qu'il y a longtemps déjà C. Geertz et ses "Old societies and new states"[2]invalidait en montrant la constitution de nations au-delà des ethnicités, et que M. Abélès[3], récemment et en sens inverse, critique à sa façon en montrant que dans notre occident lui-même il y a d'autres lieux du politique que l'Etat, d'autres modalités politiques, et qui ne sont pas nécessairement "autonomes". Invalidation que je poursuivrai en refusant le monopole de l'ethnicité aux pays du Sud et, suivant en cela l'ironie de l'histoire de la décolonisation, en suivant dans la théorie le retour de l'ethnologie dans les mères-patries occidentales. Mais aussi en profitant de ce regard du retour pour découvrir que chez nous aussi, et depuis toujours, il y a de l'ethnicité. E. Gellner[4], L. Dumont[5] ont contribué à cette anthropologie de l'ethnicité occidentale à partir de révisions critiques sur la nation et sur le nationalisme, notamment, critiquant au passage une autre disjonction, entre nation liée à Etat et "nationalité" liée à absence d'Etat (comme dans les Balkans…), faisant du nationalisme une spécificité de la société moderne, où les frontières ethniques ne recoupent pas les frontières politiques.
C'est le mérite de B. Anderson d'avoir été plus loin, au delà de la "fabrication" ou de l' "artifice" des inventions nationales, pour faire de la nation une communauté "imaginée" - nous permettant du même coup de penser ensemble cette appartenance symbolique (nation-ness) et l'appartenance ethnique, tout aussi symbolique. Le point commun, je dirais que c'est précisément ce "peoplehood", ce sentiment d'appartenir à une histoire et une culture. Ce qui est finalement aussi le propre de la classe sociale chez Marx : pas de classe (de nationalité, d'ethnicité) sans conscience de classe (de nationalité, d'ethnicité), pas de conscience sans luttes de classes, sans guerres entre nations, sans conflits ethniques. Chacun à leur manière, tous ces champs sont symboliques. Comme la parenté elle-même, la langue, la religion …
Dépassons donc les disjonctions. Entre holisme du fait social total : politique, social, ethnique, parental, religieux… (L. Dumont[6]) et individualisme de la société moderne faite de citoyens liés par des contrats, sur la base de règles universalistes (J. Leca[7]). C'est dans cette disjonction même qu'est la source des caricatures "communautaristes" et "républicaines". L'individu autonome est d'origine religieuse, nous rappelle L. Dumont. Et il existe des biens communs nécessitant des points de vue collectifs dans nos sociétés contractuelles. Voici donc le citoyen : c'est une personne autonome soucieuse du bien commun (et si elle n'en est pas soucieuse, elle lui est liée malgré tout). La citoyenneté est dans cette ambivalence, cette tension.
La citoyenneté, appartenance et relation
C. Neveu[8] note les fondements historiques de cette double dimension : la rupture, à Athènes, entre les liens du sang ou du clan et les liens politiques, entre l'origine et la citoyenneté - l'apparition d'une civilité distincte des lignages et des féodalités, dans des communautés de droit - l'institutionnalisation politique, en un mot. Sans que disparaissent pour autant, loin de là, les recours à des affirmations d'identité collective comme systèmes de reconnaissance légitimes. En témoigne aujourd'hui, par exemple, l'importance symbolique forte du droit de vote comme signe d'appartenance, notamment pour les nouveaux citoyens.
La citoyenneté, c'est aussi un pouvoir d'agrégation et de totalisation du "corps social", processus social source de représentations et de légitimités propres, bien au-delà des dimensions juridiques, voire électorales, de la "nationalité".
B. Poche[9] parle de la "représentation citoyenne" comme reconnaissance, ex
La citoyenneté doit donc s'analyser dans des contextes très variables, dans le temps et dans l'espace. Dimension de l'autonomie et du lien à la globalité, elle peut être locale, "nationale" (nation-ness), supra-"nationale" et avoir des rapports très différents avec les autres appartenances symboliques : classes, origines… religion, langue, etc… Il y a une citoyenneté "à la française" qui n'est pas la "citizenship" US ou britannique, et l'Allemagne en constitue un autre "modèle".
Comment donc situer les enjeux de la citoyenneté par rapport à ceux de la "nationité" et de l'ethnicité. D'abord au niveau des modes de légitimation sociale et politique, nous dit C. Neveu. Le citoyen a des droits et des devoirs. Il a "voix au chapitre", il vote : légitimité politique. Sociale aussi : il émarge à l'Etat-Providence, à ses logements sociaux, subventions, prestations (la "main gauche" de l'Etat). D'où nos débats sur les "immigrés" et les allocations, comme ceux analysés par C. Neveu à Londres à propos des Bangladeshis[10].
Second niveau où se situent les enjeux de la citoyenneté : le territoire, partagé entre citoyens. Où suis-je "chez moi", donc légitime ? Les conflits de territoires sont des conflits de citoyenneté. La politique de la ville, les quartiers DSU, DSQ, etc…, manifestent cette dimension : comment faire que chacun soit "quelqu'un quelque part" ? Toujours à Londres, nous dit C. Neveu, le quartier "traditionnel" est terroir pour les anglais. Les lieux légitimes des Bangledeshis sont délimités par les politiques sociales, donc par des "besoins" territorialisés et affectés. La "communauté imaginée" qu'est la nation voit donc s'affronter aussi des territorialisations différentes. De même les espaces "publics" et "privés" ne sont pas les mêmes pour tout le monde.
Citoyenneté et identités collectives
Enfin, troisième niveau : la citoyenneté se joue par rapport aux autres identifications collectives, et je voudrais développer davantage cet aspect, central pour mon propos.
Chaque situation sociale et historique peut se caractériser par une configuration spécifique de ces identités collectives, par exemple une configuration des rapports entre "nationité", classe et ethnicité. Les rapports de genres ou de générations peuvent également être pertinents.
C'est ainsi que la France (le "modèle français d'intégration") hypertrophie la citoyenneté - une citoyenneté qu'elle lie étroitement à la nationalité juridique - aux dépens des autres formes d'identifications collectives. A la limite, les mouvements les plus "républicains" (intégristes, à mon sens, à cet égard) délégitiment totalement ces autres formes, au premier rang desquelles ils font figurer l'ethnicité. D'autres situations ou modèles reconnaissent davantage une pluralité d'appartenances symboliques, des formes d'identification plurielles en coexistence plus ou moins conflictuelle ou pacifique.
Dans cette perspective, j'hésiterai à parler d'appartenances "naturelles" : toute appartenance est à quelque degré symbolique. C. Neveu a pu ainsi montrer, à Roubaix[11], une forte revendication de la citoyenneté chez des jeunes issus de l'émigration maghrébine, pour faire face à des attitudes et comportements discriminatoires. Et, simultanément, elle montre ces jeunes utilisant concurremment d'autres ressources symboliques, des revendications d'origine notamment, pour les mêmes raisons. Depuis longtemps L. Dumont avait, pour sa part, souligné qu'en France l'appartenance "politique" (la "nationité" d'Anderson, me semble-t-il) jouait le même rôle qu'en Allemagne l'identité "culturelle" (l'appartenance au "peuple" allemand). Tous les jours, nous voyons que le "modèle français" grippe : il bute, quoique disent ses intégristes, sur le fait que pour beaucoup de nos concitoyens, précisément, il n'y a pas que l'identité "politique". Il y aurait ainsi en France un "ethnocentrisme de la république" (l'ex
Je voudrais donc relativiser la citoyenneté par rapport aux autres appartenances. Non pour l'invalider au profit "de la terre et du sang". Mais pour faire droit, analytiquement, à l'idée d'identité plurielle, et mieux rendre compte ainsi de la réalité vécue et revendiquée par beaucoup. Cesser d'opposer l'identité politique et l'identité culturelle - pour invalider la seconde - c'est autant montrer le symbolisme culturel de l'appartenance politique (ex. le droit de vote des étrangers) que le symbolisme politique de l'appartenance culturelle (on se souvient du débat constitutionnel sur le "peuple" corse et le "peuple" français - le second étant décrété seul politique, le premier n'étant que culturel - ce que contestent précisément les mouvements autonomistes corses).
Concernant la dimension ethnique, cette approche voudrait donc lui reconnaître sa dimension politique, comme l'avait fait M. Weber, sans la figer en une appartenance primordiale. Je dirais même : pour ne pasen faire une interprétation fondamentaliste, ni dans la réalité, ni dans la théorie. Cessons donc d'opposer terme à terme lacommunauté politique (noble) et lescommunautés ethniques (douteuses), la politique comme domaine public et l'ethnique comme domaine privé. Politiser l'ethnicité, en ce sens, c'est bien sûr le contraire de toute politique d'épuration ethnique ou de préférence nationale : c'est reconnaître la dimension ethnique comme une des dimensions légitimes d'appartenance et de relation dans le champ politique, pour éviter précisément ces politiques racistes.
On peut affiner le modèle analytique. Au rebours de "l'intégration républicaine" intégriste, la prise en compte du pluralisme des identités collectives dans la vie politique irait de pair avec une citoyenneté qui ne serait pas seulement juridique, mais le lieu et le lien civiques où se négocient les diverses identités les unes par rapport aux autres. Il s'agirait donc, analytiquement, de faire de la citoyenneté une catégorie de médiation, comme l'écrit H. Van Gusteren[15], dans le "trafic" entre identités. Loin donc d'une simple revendication de primauté d'une identité sur les autres, il s'agirait de penser les rapports entre identités, et de faire du concept de citoyenneté le moyen d'analyser ces rapports.
Parler de "trafic"des identités précise même davantage la nature de cette médiation qui constitue la citoyenneté elle-même. C'est dire qu'on peut entrer et sortir des identités, refuser de se laisser enfermé dans une identité assignée. C'est dire un droit, un fait, une valeur et un concept. Tout dénombrement trouve là sa condition et sa limite. Par exemple, le dénombrement ethnique. Les catégories ethniques de toute statistique ne peuvent être qu'auto-déclarées, et ces déclarations peuvent être multiples. Nul ne peut m'assigner à mon origine, si ce n'est moi, et je peux me dire basque et français, breton et africain (quoiqu'en ait dit naguère un secrétaire d'Etat à l'intégration, maire breton d'origine africaine).
Méfions-nous d'un fondamentalisme républicain qui refoule toute autre identité que l'appartenance au "peuple souverain" : il y a bien des retours, dangereux, du refoulé. Rendre légitimes les identités, c'est les penser et les vivre ensemble dans une citoyenneté sociale à part entière. En ce sens et à cette condition, l'ethnicité aussi peut être citoyenne.
Confondre comme nous, français, le faisons souvent, nationalité et "nationité", l'allégeance à l'Etat comme ressortissant et le sentiment d'appartenance à une histoire et une culture (les deux sens du "peuple corse"), c'est finalement naturaliser l'identité politique. Ne serait citoyen que l'autochtone, et il suffirait d'être originaire pour être un sujet politique. C'est pour le coup que la liaison aux origines - spécifique de l'ethnicité - serait "politisée" au sens raciste qu'on a vu. Pour ne pas confondre l'identité - notamment ethnique - et la citoyenneté, soulignons le caractèresymboliquede l'ethnicité autant que le caractère social, donc médiat, de la citoyenneté.
Tocqueville, dans sa perspicacité, n'insistait-il pas sur l'importance des groupes intermédiaires entre le citoyen et l'Etat, protecteurs du premier et lieux de diffraction du second - garanties de liberté ? Pourquoi en exclure ces groupes partout vivaces qui revendiquent une appartenance sur la base d'une origine ? A partir du moment où le caractère symbolique de cette revendication est reconnu, la citoyenneté ne peut qu'en être étendue et approfondie, diversifiée et solidifiée. Ceci ne vaut pas seulement pour les appartenances infraétatiques (locales), mais aussi pour les appartenances méta-étatiques (par exemple européenne). L'absence d'Etat unique européen n'empêche pas le développement d'une citoyenneté européenne, où se médiatise une pluralité d'identités collectives - historiques, culturelles, linguistiques, ethniques… C'est toujours C. Neveu, à Roubaix, qui analyse des associations où des "beurs" inventent, dit-elle, un civisme particulier, un engagement au-delà de l'identité mais qui prend celle-ci en compte, précisément. Ces "beurs" opposent ainsi les "habitants" (on pourrait dire les autochtones) et les "citoyens", avec une nette volonté de contrer toute "dérive ethnique".
En conclusion sur ce point, et pour reprendre le mot d'ordre du recensement de 1990 ("Tout le monde compte"), je dirais que pour atteindre cet objectif, il faut aussi que "tout compte" : si les identités collectives segmentaires - classes, âges, sexes, religions, etc… - sont prises en compte, à fortiori doivent l'être aussi les identités globales : l'ethnicité, liée au sentiment d'une origine commune - et la "nationité", liée au sentiment d'un destin commun, local, "national" ou supra-"national". La question qui émerge de cette analyse, si on envisage la statistique des identités - notamment au niveau du recensement initié par l'Etat - est alors : doit-on et peut-on déterminer objectivement - mesurer - ces sentiments identitaires globaux, cette double dimension de ce qui constitue un "peuple" ? Indiquera-t-on "seulement" le lieu de naissance des parents et la langue maternelle ? Pour en faire quoi ? Ou ira-t-on "directement" au sentiment des citoyens en leur demandant à quel "peuple" ils s'identifient, ou même à quels peuples ? Les USA, en 2000, la Grande-Bretagne, en 2001, vont aller semble-t-il dans cette direction, en lien avec leurs traditions. En France le débat devient parfois très vif[16]. Je voudrais maintenant y venir pour terminer.
Statistique, ethnicité et citoyenneté
Les considérations qui précèdent devraient nous permettre d'aborder ce débat avec la distance critique et la rigueur conceptuelle nécessaires à une prise de position raisonnée et raisonnable - qui, au demeurant, restera versée et soumise au débat - puisque la citoyenneté est aussi en jeu en cette affaire.
Je raisonnerai en deux temps :
1. La prise en compte de l'ethnicité me paraît un enjeu de citoyenneté.
2. Cette prise en compte peut-elle et doit-elle s'objectiver dans des catégories statistiques ?
1. L'enjeu de la prise en compte est autant celui de la reconnaissance que celui de la capacité d'action collective. La reconnaissance d'identités plurielles, on l'a vu, conditionne une citoyenneté sociale à part entière. Ce qui implique et conduit à de l'action publique positive ("affirmative action"), comme on le voit dans les débats sur la politique de parité entre hommes et femmes. Comment, a contrario, lutter contre les discriminations (négatives) sans cette reconnaissance ? Ajoutons tout de suite, pour ne pas y revenir, que cette prise en compte de l'ethnicité ne signifie pas et ne doit en rien conduire à minimiser, voire effacer, les autres variables sociales dans ces actions publiques positives ou défensives (classes, sexes comme on vient de le voir, âges, religions, etc…). Il s'agit donc de reconnaître l'ethnicité pour reconnaître la citoyenneté et vice-versa : c'est à dire penser les deux ensemble, et penser de même les catégories et instruments éventuels. Ceux-ci ne sont pas plus simples ni plus évidents pour l'action publique (défensive ou positive) que pour la reconnaissance.
La mise au point des instruments politiques et statistiques ne seront pas abordés ici. Je ne minimise pas la difficulté, mais je me limite à mettre au point, pour le débat, une problématique sociologique. Je me permettrai toutefois de noter - pour ne pas y revenir non plus - que les statisticiens eux-mêmes admettent que classer et compter n'est pas hiérarchiser : laissons donc de côté ce (faux) problème.
Après les indépendances africaines, la sociologie avait besoin de se décoloniser pour faire la sociologie des décolonisations : les approches et les concepts doivent changer avec la réalité qu'ils analysent (et une notion capitale de l'ethnologie de naguère, qui dut être critiquée, fut précisément celle d'ethnie, liée à la colonisation). Je dirais de même qu'il faut ethniciser maintenant la sociologie pour faire la sociologie de l'ethnicisation des rapports sociaux. En disant cela, je ne valorise pas ce mouvement, ni ne le prône : je le constate. Peut-être, précisément, comme un retour du refoulé colonial sur les territoires de la métropole colonisatrice. Les politiques (du logement et des aides sociales, par exemple) ont aussi fait ce constat : pour en tenir compte, de façon plus ou moins hypocrite (par exemple dans l'attribution des logements sociaux), pour s'y opposer - comme certains mouvements - ou pour en tenir compte dans la lutte anti-raciste, comme d'autres. C'est un fait : nous fonctionnons plus à l'ethnicité qu'avant, qu'on le revendique ou le cache, qu'on le souhaite ou le déplore. Pour le sociologue qui veut analyser ces rapports sociaux ethnicisés, il ne s'agit pas d'adopter une idéologie ni une politique. Il s'agit de mettre en œuvre des catégories et instruments pour rendre compte de cette dimension de la vie sociale (on a vu que c'est même une de ses dimensions constitutives, comme la lutte des classes. Pas plus que pour celle-ci on ne crée le problème en le nommant. Arrêtons donc la pseudo-critique hypocrite : "il ne faut pas le dire, cela développerait le phénomène").
Il reste que l'identité ethnique - "la question des origines" - n'est pas une catégorie facile à manier, ni pour le sociologue, ni pour le politique ou le militant, et pas davantage pour le statisticien. Où l'on retrouve la critique épistémologique du savoir occidental ("décoloniser la sociologie"). Décoloniser nos savoirs sociologiques et statistiques, c'est prendre conscience de leur occidentalisation et de leurs partitions culturelles : les ethniques, ce sont toujours les autres. Les africains pour le colonisateur, les latinos pour les WASP. On ne peut donc reproduire ces partitions et appeler cette reproduction ethnicisation pertinente du savoir. Parler d'origine nationale quand l'origine est européenne, et d'origine ethnique hors d'Europe. Universalisons concepts et instruments pour ethniciser la sociologie et la statistique (les rendre opératoires pour l'analyse et la prise en compte de l'ethnicisation de fait des rapports sociaux).
2. Cette prise en compte de l'ethnicité, enjeu de citoyenneté, doit-elle, et peut-elle, s'objectiver dans des catégories statistiques ?
L'objection majeure souvent présentée consiste à dire que la statistique, comme son nom l'indique, est une science d'Etat - le recensement exhaustif et nominatif en premier lieu - et que l'introduction de statistiques ethniques ferait courir un grand danger de stigmatisation aux groupes ainsi désignés publiquement par l'Etat lui-même ou par d'autres groupes sociaux. Ainsi, J.R. Suesser[17] : "Les descriptions de la statistique publique transforment les objets qu'elle définit en objets avérés. Si la statistique publique utilisait couramment une nomenclature "d'ethnies", elle banaliserait, solidifierait, légitimerait un tel découpage au sein de l'espace français…". La réponse est fournie par L. Muchielli[18] : "… Les chiffres ne parlent jamais d'eux-mêmes, ce sont les commentateurs des chiffres qui parlent, qui donnent du sens, qui construisent une interprétation… Il ne peut pas exister de statistique raciste, c'est une absurdité. La seule chose qui existe ce sont des interprétations racistes". Faudrait-il interdire toute statistique concernant l'immigration ? D'autre part, ajoute notre auteur, "tout ceci n'intéresse que très modérément les récupérateurs politiques redoutés… (et) pas du tout les électeurs auxquels ces politiques s'adressent". Il conclut : "ce combat ne se joue pas dans la production des données. Dans le débat politique, il se joue dans… l'explication… Sur le terrain, il se joue tous les jours dans la rue…". Ces arguments, me semble-t-il, limitent singulièrement la portée des positions selon lesquelles il faudrait réserver les catégories ethniques à des enquêtes spécifiques, notamment à l'étude, par des institutions privées ou publiques, voire universitaires, de toutes les formes de discriminations (dans le cadre notamment de "l'observatoire des discriminations" récemment créé). Au contraire, la statistique publique devrait "décrire les phénomènes, écrit J.R. Suesser, selon les cadres de référence des acteurs institutionnels… et correspondre au champ des actions… mises en œuvre par la puissance publique". Elle ne devrait pas "anticiper sur d'éventuels changements du cadre de référence des actions menées par l'Etat…" et notamment ce qui serait un changement du pacte social reposant jusqu'ici "sur le concept de redistribution et non sur celui de discrimination positive". Je ne pense pas qu'on puisse, ni ne doive, asservir ainsi la recherche aux options politiques, même la recherche publique, même la recherche statistique publique. Si le politique, dans ses décisions concernant le recensement ou les financements de la recherche, incline dans un sens, c'est sa responsabilité. Mais c'est le devoir, et l'existence même du chercheur, notamment sociologue, d'analyser les changements sociaux. L'ethnicisation des rapports sociaux en est un, et majeur - qu'on le déplore ou non.
Seconde objection, plus "scientifique" : si, comme je l'ai fait, je conçois les frontières ethniques comme subjectives et mouvantes - "poreuses" disait F. Barth - comment faire entrer une "nomenclature d'ethnies" (J.R. Suesser) dans des cases statistiques ? Il ne s'agit pas d'ethniesen effet, ni de nomenclature fixe. Mais de rapports ethniques liés à des sentiments d'appartenance liés à des origines supposées communes. Il n'y a d'autre moyen de saisir ceux-ci que l'auto-déclaration. Et, comme aux U.S.A., cette approche impose une large consultation publique pour expliciter les objectifs de connaissance et leurs limites, et des tests menés par les institutions statistiques. Ce qui n'empêche pas de rechercher par ailleurs les lieux de naissance ou les langues maternelles, indicateurs plus objectifs.
La question des taux de non-réponse à de telles questions - tant sur l'appartenance elle-même que sur de tels indicateurs - si elle persistait à se poser après consultation et tests, demanderait évidemment des changements dans la recherche. Je veux dire que celle-ci en effet peut n'être pas possible par l'INSEE dans le cadre du recensement, par exemple. N'y a-t-il donc que le recensement, dont on sait d'ailleurs qu'il ne va plus à l'avenir revêtir les mêmes caractéristiques ?
Pour conclure
Les vifs débats ne surgissent pas par hasard. L'époque est à la crise de l'Etat-nation et à l'interrogation sur la diversité et la différence culturelles. Ce sont finalement ces changements profonds qu'il s'agit d'analyser, et les polémiques sur la statistique de l'ethnicité en font partie.
Le vocabulaire courant peut compliquer le débat, en étant dangereux politiquement et confus scientifiquement. Le vocabulaire de l'ethnicité plus que d'autres. Comme nous ne pouvons tout de même pas renoncer à notre francophonie pour parler de "poeplehood", par exemple, il nous reste à déminer le débat - ce qui était mon ambition ici.
Notes:
[1] B. Anderson, Imagined communities. Reflections on the origin ans spread of nationalism, London, Verso, 1983 (traduction : L'imaginaire national, Paris, la Découverte, 1996).
[2] C. Geertz, éd., Old societies and new states. The quest for modernity in Asia and Africa, New-York, The Free Press of Glencoe, 1963.
[3] M. Abélès, Jours tranquilles en 89. Ethnologie politique d'un département français, Paris, O. Jacob, 1989.
[4] E. Gellner, Nations and nationalisms, Oxford, B. Blackwell, 1983.
[5] L. Dumont, L'idéologie allemande. France-Allemagne et retour, Paris, Gallimard, 1991.
[6] L. Dumont, Essais sur l'individualisme. Une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1983.
[7] J. Leca, "Citoyenneté et individualisme", in P. Birnbaum et J. Leca, éds., Sur l'individualisme, Paris, Presses de la FNSP, 1991.
[8] C. Neveu, "Anthropologie de la citoyenneté", in M. Abélès et H.P. Jeudy, éds., Eléments d'anthropologie politique, Paris, A. Colin, 1996.
[9] B. Poche, "Citoyenneté et représentations de l'appartenance", Espaces et Sociétés (Paris), n°68, 1er semestre 1992.
[10] C. Neveu, "Espace et territoire à Spitalfields : perpceptions locales et pratiques municipales", Espaces et Sociétés (Paris), n°68, 1er semestre 1992.
[11] C. Neveu, "Habitant et citoyen : citoyenneté et territoire dans les quartiers de Roubaix", in J. Bonnemaison et al., Les représentations du territoire, Paris, L'Harmattan, 1997.
[12] S. Duchesne, Citoyenneté à la française. Tensions entre particularisme et universalisme. Analyse d'entretiens non directifs, Thèse de doctorat de Sciences Politiques, sous la direction de J. Leca, Institut d'Etudes politiques de Paris, 1994.
[13] M. Tribalat, "L'enquête MGIS : une anomalie dans la statistique française ou un changement de cap ?",Communication aux journées européennes, Démographie statistique et vie privée, Cinquantenaire de l'INED, Paris, Octobre 1995.
[14] F. Lorcerie, "Les sciences sociales au service de l'identité nationale. Le débat sur l'intégration en France audébut des années 1990", in D.C. Martin éd., Cartes d'identité. Comment dit-on " nous " en politique ?, Paris, Presses de la FNSP, 1994.
[15] H. Van Gusteren, "Contemporary citizenship and plurality",workshop Citizenship and plurality, European Consortium for political research, Leiden (NL), avril 1993.
[16] Colloque "Statistique sans conscience n'est que ruine…", CFDT et CGT/INSEE, Paris, novembre 1998 (CR.Le Monde 6.11.98).
[17] J.R. Suesser, "Population d'origine étrangère : ne pas se tromper d'enjeu statistique", document de travail provisoire, Association Pénombre (Paris), avril 1999.
[18] L. Muchielli, "Il n'y a pas de statistique raciste, seulement des interprétations ", Mouvements (Paris), n°3, mars-avril 1999.